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Partout, l’entreprise fondée en 1969 à Dublin connaît un succès phénoménal. La filiale du conglomérat AB Foods pèse plus de 5,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Elle exploite 367 magasins dans onze pays.
Tous s’étendent sur au moins 5 000 m2, soit la taille d’un supermarché. Les copines s’y fournissent en gloss, en strings et en tongs à 1 euro ou en simili Converse pour 11 euros. Les parents y équipent leurs enfants de la tête aux pieds. « Primark, c ‘est une destination, comme peut l’être Ikea », observe Hélène Janicaud, directrice des études chez Kantar Worldpanel. La moitié de sa clientèle provient de familles nombreuses. « Majoritairement, les clients sont issus de milieux modestes, populaires », selon Mme Janicaud. Avec des tarifs « 50 % moins élevés que chez H&M », calcule-t-elle, ce « souk » version 2019 pousse à la surconsommation. « On a beaucoup de produits pour un petit prix » , avance un couple en sortant du magasin de Bordeaux.
La formule a rebattu les cartes de tous les marchés où Primark s’est implanté. En Allemagne, où elle est entrée en 2010, la marque a ringardisé Karstadt et Kaufhof. En Espagne, dès son arrivée en 2006, elle a chipé des parts de marché à Inditex, gérant des magasins Zara, et s’est hissé à la troisième place du marché local, avec 45 magasins en 2018. Au Royaume-Uni, le roi du petit prix fait figure de bête curieuse; dans un pays où les faillites de distributeurs s’enchaînent, la filiale aux 189 magasins ouvre des pas-de-porte à tout-va. En 2018, ses ventes ont progressé de 5,3 %.
En France, l’enseigne irlandaise se joue de la crise que traverse le marché de l’habillement depuis dix ans. Sa part de marché atteint 2,3 %, en volume, selon Kantar Worldpanel. Soit un point de moins seulement que H&M, présent dans l’Hexagone depuis plus de vingt ans.
Au Havre (Seine-Maritime), depuis l’arrivée de Primark en 2018, ce sont un million de visiteurs supplémentaires qui ont arpenté les Docks Vauban. A Marseille, dans le centre Grand Littoral, l’impact est du même ordre. A Coquelles (Pas-de-Calais), la foncière Carmila rêve de ce jackpot. Le magasin Primark de 4 000 m2 prévu en 2020 doit ranimer le Cité Europe, centre ouvert en 1995 à proximité du terminal Eurotunnel. Dix-huit mois de travaux sont budgétés.
Ceetrus, propriétaire du centre de Bordeaux-Lac, a aussi beaucoup investi pour créer les 6 500 m² nécessaires à son implantation. Plus de 22 millions d’euros de travaux auraient été déboursés par la foncière du groupe Auchan. Pourtant, le centre aligne déjà pléthore de boutiques de mode, Kiabi, Zara et autres Naf-Naf. Alors pourquoi un Primark ? « L’enseigne était très attendue de notre clientèle », explique Hélène Poitevin, directrice du centre. En fait le groupe espère ainsi sécuriser l’avenir de ce centre, dont la fréquentation s’est érodée à sept millions de personnes par an. Il en va de l’avenir du magasin Auchan qui génère 190 millions d’euros de ventes.
A Noyelles-Godault (Pas-de-Calais), Primark doit aussi permettre d’endiguer le reflux de clientèle en hypermarché. Ceetrus a réduit d’un tiers la surface d’Auchan pour laisser 5 000 m² à l’enseigne au sein du centre Aushopping. Elle ouvrira fin 2019. Le maire, Jean Urbaniak, l’attend comme le messie. Car, dans cette localité où le taux de chômage excède les 15 % de la population active, le magasin promet « la création de 300 emplois », note-t-il.
Quinze ans après la liquidation du groupe industriel Metaleurop, qui a entraîné 830 suppressions d’emplois, la ville ne peut se passer de ces postes « peu qualifiés et adaptés aux jeunes », estime l’édile, qui a plaidé sa cause devant la Commission nationale d’aménagement commercial pour décrocher son autorisation il y a deux ans.
Le 4 avril, le maire d’Echirolles (Isère) est lui aussi monté à Paris pour défendre le projet d’un Primark au sein du futur Grand’Place voulu par Klépierre. Son Carrefour et sa galerie sont mal en point, rapporte Le Dauphiné.
A Orléans, François Foussier verrait bien un Primark en centre-ville. Le taux de vacance y est « très faible », mais l’adjoint au maire chargé du commerce « s’est posté à l’entrée d’un Primark » et en a conclu « qu’il valait mieux l’avoir en centre-ville qu’en périphérie ».
Cette vision idéaliste irrite. A commencer par les associations de commerçants. « Les élus n’ont pas l’honnêteté de compter le nombre d’emplois qui risquent d’être détruits localement », déplore Sylvie Debreyne, présidente de l’Union du commerce douaisien, opposée au projet de Noyelles-Godault.
Car le groupe irlandais se révèle redoutable. Son expansion s’est faite au détriment de plusieurs enseignes. Pimkie, qui a fermé trente-sept magasins en 2018, en a déjà payé un lourd tribut. H&M réagit aussi. Discrètement, la filiale du suédois toilette son réseau de magasins, en fermant ceux qui sont à la peine, selon un élu syndical. A Gennevilliers (Hauts-de-Seine), dans le centre Qwartz, Carrefour a réduit le rayon textile de son hypermarché au strict minimum dès son inauguration en 2014 aux côtés de Primark.
L’inquiétude gagne. « Primark est connu pour siphonner les centres-villes », déplore Mme Debreyne, à Douais. L’enseigne est si attractive que ses clients y dépensent beaucoup, sans accorder le moindre euro à ses voisins. « C’est un trou noir qui aspire les flux de clientèle sans en générer d’autres », décode Bertrand Boullé, co-président de Mall & Market, spécialiste du commerce. A Bordeaux-Lac, l’effet est déjà flagrant. Mardi 16 avril, la responsable d’un magasin concurrent se désespérait de « voir tous ces clients aller chez Primark ».
Rien ne semble l’arrêter. Pas même une image sociétale et environnementale fort médiocre. En magasin, ses clients restent sourds aux critiques qui entourent le concept même de Primark, symbole de cette fast-fashion qui menace l’environnement.
Son image a pourtant été maintes fois écornée. En 2013, l’effondrement du Rana Plaza à Dacca, la capitale du Bangladesh, avait notamment suscité l’indignation : 1 129 personnes avaient trouvé la mort dans cet immeuble bondé où un sous-traitant fabriquait des vêtements pour l’enseigne. Et depuis les ONG alertent régulièrement ses clients sur les travers de cette mode produite à bas prix et en gros volumes. Le collectif L’Ethique sur l’étiquette a organisé une manifestation devant le magasin de Toulouse au premier jour de son inauguration, le 17 octobre 2018, pour dénoncer aussi « ce désastre écologique » .
Mais rares sont les consommateurs à lire les étiquettes indiquant la provenance des vêtements qu’ils achètent. « On ne regarde que le prix », assurent Laurine et Solene Kieken, des soeurs de 18 et 21 ans, venues à Bordeaux. Aux yeux de ces jeunes consommateurs, l’impact environnemental des vêtements n’est pas un sujet.
A l’hôtel de ville d’Orléans, l’argument ne semble pas non plus porter. « On met beaucoup de choses derrière le thème de l’environnement », juge M. Foussier, adjoint chargé du commerce, en appelant en revanche à des opérations de « recyclage des vêtements », en centre-ville.
Paru dans Le Monde.fr, le 19/04/2019. Article rédigée par Juliette Garnier.